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Kentucky Route Zero : coup de théâtre dans le jeu vidéo


La dernière partie de ce jeu vidéo développé par le collectif Cardboard computer est sortie cette année. Le jeu dans son ensemble a été très remarqué, et a reçu de nombreuses critiques très favorables : un succès dans le domaine, donc. On pourrait toutefois s’interroger sur la présence de cette œuvre dans un journal dédié aux arts. Le modeste objectif de ce non moins modeste article sera de justifier ce choix : oui, Kutucky Route Zero peut être considéré comme une œuvre artistique à part entière, et oui, on va en parler de façon assez dithyrambique. De quoi, sans doute, ouvrir le débat sur la place des jeux vidéo dans l’art en général.

Ce jeu, donc, qu’est-ce que c’est ? Disponible sur plusieurs supports, il est qualifié de jeu vidéo visuel, fonctionnant en majeure partie grâce au système point and click. Il s’agit donc d’une véritable histoire qui nous est racontée : au départ, nous incarnons Conway qui, accompagné de son chien, doit effectuer sa dernière livraison, quelque part dans le Kentucky. Rien de bien incroyable, me direz-vous : cependant, pour trouver l’adresse de livraison, il doit emprunter la route Zero, une route mystérieuse qui n’apparaît sur aucune carte, et qui semble obéir à des lois physiques particulières. Sa quête s’étoffe au fur et à mesure de rencontres de personnes variées, d’histoires annexes. Le tout à travers un graphisme assez minimaliste, mais qui dégage une certaine beauté, et oscille entre réalité et quelque chose de plus onirique : certaines références à des œuvres, comme certains tableaux de René Magritte, surgissent. Quant au style des dialogues, on ne peut que penser à certaines pièces de théâtre du répertoire absurde ou à des films : là encore, de multiples références sont décelables. D’ailleurs, l’aventure elle-même est divisée en cinq actes, quatre intermèdes et un épilogue, qui donnent l’impression de suivre le déroulé d’une pièce de théâtre.


Ne croyez pas pour autant que ce jeu très narratif et très visuel soit ennuyant : c’est sûr, on est assez loin des jeux d’actions avec des batailles et des coups de feu à tout va. Toutefois, l’histoire est elle aussi très prenante à sa façon : je dois ici rester très allusive, afin de ne pas gâcher la surprise de celleux qui seraient tenté.e.s d’y jouer. Le voyage de Conway, et des personnages qui le rejoignent, se situent à la frontière du réel et de l’onirique. Certain.e.s n’hésitent d’ailleurs pas à le classer dans le genre du réalisme magique : dans sa camionnette, Conway (et les autres) passent dans des stations-service, des musées, des bureaux, une mine désaffectée, un diner… Autant de lieux qui semblent caractéristiques du Kentucky, et peut-être d’une certaine Amérique. Mais leur quête de la route Zero, qui semble elle-même sortir d’un songe, les mène à des situations moins ordinaires : des souterrains mystérieux, des bureaux remplis d’ours, des forêts peuplées d’aigles géants, la mystérieuse rivière Echo, une usine qui semble gérée par des sortes de squelettes… Il s’agit aussi de tableaux humains : à travers chacun des personnages, on découvre une identité, un caractère, des illusions brisées ou des espoirs.


Bref, une épopée haute en couleurs, avec des multiples détails, et qui, par contraste avec les éléments « merveilleux » cités plus haut, fait d’autant plus surgir la tristesse moribonde de la vie ordinaire, du moins pour les déshérités. Plus l’histoire progresse, plus on saisit les thèmes graves qui sont abordés : la solitude, l’ennui, et surtout l’endettement. Endettement qui semble poursuivre de nombreux personnages, à commencer par Conway. Dans tous les cas, c’est la vision d’un monde sans espoir qui est terrible à voir : il est difficile de survivre lorsque l’on veut vivre de son art, qui semble la seule échappatoire à cette réalité lugubre ; difficile de survivre lorsque l’on se lance dans des recherches universitaires, fussent-elles le projet d’une vie ; difficile de ne pas s’endetter, quand des soins médicaux peuvent coûter une fortune ; difficile de dialoguer, difficile de passer outre ce sentiment d’absurdité qui colore nombre d’éléments du jeu – et finalement, les aigles géants ne paraissent plus si farfelus, comparés à la « vraie vie ». Un jeu qui, somme toute, donne une vision certes triste mais assez honnête de ce qu’est la vie dans nombre de sociétés dites occidentales, le tout avec une mélancolie et une poésie qui rendent le voyage encore plus profond, encore plus touchant.


Vous aurez sans doute compris que je considère Kentucky Route Zero comme une perle, un jeu vidéo vraiment intéressant et presque philosophique en un sens. Au-delà de ça, ce jeu rend la limite souvent tracée entre art et jeux vidéo encore plus ténue : ce jeu, assez « calme » au premier abord, a des airs de tableau réaliste, et, comme dit plus haut, propose des images et des dialogues à la fois très bien construits (littérairement et graphiquement) et porteurs d’une forme de message. S’il reste pour sûr un peu ovniesque dans le paysage des jeux vidéo, il semble de plus en plus difficile d’exclure d’office ces derniers des considérations artistiques : par les graphismes, les histoires et les modes de jeu, ils peuvent proposer une nouvelle forme d’expérience artistique. Dommage qu’on ne s’en rende pas toujours compte.

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