Les esprits les plus pointilleux ne manqueront pas de me rappeler que Sur la route de West (Are you listening ? dans la version originale) a en fait été publié en 2019. Je plaide ici que la traduction française date bien de 2020, et que ce roman graphique de Tillie Walden mérite que l’on ferme les yeux sur ce petit détail. Le voyage qui nous est raconté à travers les pages est à la fois magnifique visuellement, et assez profond dans les thèmes dont il traite.
(Attention, ça va spoiler, et il va y avoir mention de violences sexuelles)
On rencontre dans les premières pages Béa, une jeune adolescente errant près d’une route, quelque part au Texas ; on ne sait pas grand-chose à propos de son histoire, mais il suffit de quelques détails dans les dessins et les dialogues pour comprendre qu’elle a fui de chez elle, et qu’elle peur. Dans un magasin où elle se réfugie, elle rencontre par hasard Lou, une jeune femme originaire de la même ville qu’elle, qui a pris la route pour rendre visite à une membre de sa famille. S’ensuit une épopée remarquable : recueillant un chat blanc, les deux jeunes femmes partent à la recherche de la ville de West, qui n’apparaît nulle part sur les cartes. Pour cette raison, elles se font poursuivre par un groupe d’hommes effrayants, prennent des routes qui serpentent dans le ciel, des ponts qui s’effondrent, tombent sur des villes qui n’existent pas sur les cartes… Bref, un voyage surprenant, où les frontières entre le réel et le magique sont très souvent troublées.
Cependant, le cœur de l’histoire, ce sont surtout Béa et Lou, leurs histoires, leur relation qui se construit au fur et à mesure de leur route. Il faut dire qu’au départ, cela n’est pas facile : il y a comme une sorte d’incompréhension entre les deux femmes, qui restent chacune un peu sur la défensive, et qui ont des avis divergents sur un certain nombre de points. Toutefois, la glace se rompt peu à peu, et les deux protagonistes finissent par former un duo très attachant. Lou apprend à Béa à conduire ; des conversations finissent par prendre place, certaines légères (le débat sur le combo chips-chocolat), d’autres un peu plus intimes : les deux femmes finissent par partager des souvenirs, par parler de l’avenir, par discuter de leurs expériences amoureuses (pas facile d’être lesbiennes dans des villes un peu perdues du Texas), jusqu’à ce moment, dans une piscine déserte, où Béa trouve la force de raconter son traumatisme à sa compagne de route.
On y apprend en effet qu’elle a été victime de viol, et que sa fuite est son moyen de chercher à échapper à cela. En plus de ce témoignage et d’un très beau moment de sororité, au bord de cette piscine, où Lou prend la défense de son amie (et explique, parce que visiblement il y en a qui font la sourde oreille : un viol, ce n’est jamais de la faute de la victime), le roman graphique me semble avoir pris un parti féministe plus qu’appréciable. Ainsi, la méfiance et la peur que les deux femmes ressentent en voyageant seules transparaît dans les graphismes : l’ambiance quand elles ne sont plus seules devient plus sombres, et les hommes qu’elles rencontrent ont des traits menaçants (ayant par exemple une silhouette sombre et les yeux qui brillent) ; Lou, une mécanicienne automobile très talentueuse, doit répondre à certaines remarques paternalistes d’hommes qui considèrent visiblement qu’une femme ne peut pas savoir se servir d’une voiture. D’une façon générale, la représentation des personnages masculins me semble assez intéressante : quand ils ne semblent pas inquiétants, ils sont souvent représentés comme étant assez effacés et sans beaucoup de traits physiques très remarquables, et prennent assez peu la parole. Un parti pris assez intéressant : dans une grande majorité d’œuvres, ce sont en effet les hommes qui prennent le plus de place, les autres genres (plus particulièrement le genre féminin) étant très effacés, et représentés de façon caricaturale. Ici, l’histoire se centre réellement sur les deux protagonistes, et les personnages secondaires les plus présents sont aussi des femmes : la propriétaire du chat et la tante de Lou, si elles n’apparaissent que pour quelques pages, ont toutes deux des caractères bien particuliers, ont une influence sur l’histoire et marquent les deux jeunes femmes. L’œuvre a donc une patte féministe très appréciable ; de plus, Lou et Béa sont toutes les deux présentées comme lesbiennes, ce qui permet une représentation malheureusement encore trop rare. Bien que ce ne soit qu’un détail dans ce roman graphique, il me semble que quelques détails interrogent aussi la notion de genre de façon plus générale ; Béa se fait par exemple mégenrer dans un diner, et étant donné le parti pris du livre, cette scène n’est peut-être pas anodine.
Dans tous les cas, il s’agit d’une lecture à la fois envoûtante (ai-je déjà parlé des paysages magnifiques ?), mais qui représente aussi certains aspects de notre société tels qu’ils sont. Une ode poétique et engagée, en somme.
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